Vérification Twitter : noblesse obligeait
La vérification Twitter disparaît, réapparaît, disparaît, réapparaît. Pas facile de suivre les improvisations / expérimentations d'Elon Musk suite à sa prise en main du réseau. Il a clairement exprimé son ambition toutefois : démocratiser le privilège symbolique matérialisé par le fameux badge bleu, qui ne certifierait plus que la souscription à un abonnement payant. C’est la fin d’une période de 10 ans sur laquelle Opsci s'est penché, le sujet nous intéressant à plus d'un titre : algorithmie et filtrages, légitimité et influence, information, pouvoir et contre-pouvoirs...
Twitter n’a jamais été clair sur ses méthodes d’attribution du badge. Nous avons reconstitué les dates de vérification (qui ne sont pas une donnée publique). Après 2015, le nombre de nouveaux entrants stagne autour de quelques milliers par mois.
Au-delà de quelques critères professionnels (carte de presse, élections…), le mécanisme est opaque. La comparaison du nombre de comptes vérifiés par profession et du nombre médian de followers indique, par exemple, que le critère de taille de la communauté d’abonnés est très relatif.
Le nombre de comptes vérifiés varie par ailleurs selon les antennes nationales de Twitter. La prime à l’Amérique du Nord et au Royaume-Uni est évidente, le faible nombre de vérifiés au Japon étonnant.
La vérification est plus sélective dans certains pays. Au Mexique par exemple, les comptes vérifiés ont une médiane de 27 000 followers, contre seulement 4 500 au Canada. 10 400 en France, contre 6 700 aux États-Unis.
En France, les journalistes sont la profession la plus “vérifiée”, tandis que les activistes peinent à obtenir le badge (66 comptes contre plus de 1500 à l’international). Malgré ses 37 000 followers et sa présence dans les médias traditionnels, Camille Etienne n’est pas certifiée. Notons que Julian Assange non plus, et qu’en 2017 ça l’énervait, au point que WikiLeaks envisageait d’enquêter sur les sombres collusions qui permettraient d’obtenir la certification.
Les nouveaux comptes vérifiés comptent tendanciellement moins d’abonnés, moins de 1500 en moyenne ces derniers mois. Jusqu’en 2017, Twitter a probablement tenté de vérifier le maximum de comptes populaires. Il en reste des traces : en 2022, plus de la moitié des comptes vérifiés ont produit au moins un tweet à plus de 100 RT.
En apparence, le badge ne joue plus son rôle de documentation des “personnalités de Twitter”. Seulement 17% des 7653 comptes ayant posté en 2022 plus de 10 tweets retweetés plus de 100 fois sont vérifiés. Des comptes très visibles (comme HugoDécrypte) ne sont pas certifiés.
L’influence ne se résume cependant pas à l’engagement. Opsci a établi un classement des personnalités les plus "organiquement" populaires, légitimes et centrales dans le réseau. 62% de "notre" Top500 sont vérifiés : la certification ne fonctionnerait donc pas si mal que ça !
Le passage en payant de la vérification, associée aux fonctionnalités du compte premium, vise à renflouer les caisses de Twitter. Mais, selon Musk, c'est d'abord le moyen de démocratiser un process défaillant. C’est très discutable. Le titre de noblesse, malgré son opacité et ses défauts d’attribution, a une valeur publique incontestable que sa marchandisation anéantit instantanément. Le mélange de notoriété et de légitimité, le charisme numérique, ne s’achète pas. Enfin normalement.
En trivialisant ce symbole d’influence qui était une force essentielle de Twitter — directement, par l'aiguillage qu'il proposait en distinguant des comptes "d'intérêt public", et indirectement, en promouvant des formes vertueuses de contribution à la discussion dans l'objectif d'être "reconnu" — l’engagement d’élites politiques, médiatiques, économiques, expertes… risque de se déliter. Or c'est cet engagement qui positionnait le réseau social au cœur du débat public depuis plus d’une décennie. Pire, avec un algorithme qui favorise les utilisateurs vérifiés sans autre mécanisme de distinction que l’abonnement, l’information se “délégitime”, voire s’expose à plus de manipulation, contrairement à ce qu'Elon Musk prétend.
Quant à la question de la vérification de l’identité des comptes, si elle n'était pas une condition de la certification comme cela a été évoqué, on voit mal en quoi le dispositif aurait un quelconque effet sur le pseudonymat. À supposer d'ailleurs qu'il faille lutter contre le pseudonymat... On notera :
qu'un certain nombre de comptes certifiés étaient sous pseudo et que la qualité de leur production était certaine ;
que l'anonymat est parfois la condition de leur expression, c'est assez fondamental ;
que de nombreuses personnes disent des horreurs à longueur de journée sur Twitter, avec leur vrai nom ;
et que LinkedIn, réseau de l'identité réelle par nature, n'échappe absolument pas à des publications qui, si elles ne sont pas condamnables par la loi, n'en sont pas moins abjectes. D'abord car l'invitation à "keep it professional" n'empêche pas d'être professionnellement détestable, ensuite comme l'on constate une politisation du réseau social, donc une polarisation, qui favorise la radicalisation des expressions, et in fine les débordements haineux, et aussi parce que tous les utilisateurs n'ont pas conscience de la visibilité de leurs commentaires au-delà du seul espace conversationnel dans lequel ils pensent intervenir.
Enfin, quid du calcul financier de Musk ? 500k verified (existants) x 8$ = 48M$/an, vil prix pour couper court au plaisir d’une timeline riche de pairs “lambda” comme de stars patentées, et à l’espoir (certes maigre) de pouvoir être soi-même propulsé en haut de la hiérarchie symbolique du réseau. Si l'on élargit la zone de chalandise à tous ceux qui ont régulièrement des tweets un peu performants, et seraient donc potentiellement intéressés par un boost de leur audience en voyant leurs publications passer devant les autres grâce au badge, on atteint péniblement 2 à 3 millions d'utilisateurs. Pas de perspectives business faramineuses. La clé du succès résiderait donc dans les autres fonctionnalités débloquées par l'abonnement, alors... Pourquoi mettre la vérification en jeu ?
TL;DR Le badge permettait à un petit nombre d’émerger du flux. Sa distribution était un peu mystérieuse, mais son efficacité réelle. Sa puissance symbolique était associée à la notion d’intérêt public, sa marchandisation pourrait participer à vider Twitter de sa substance.
Dans le cadre de nos travaux sur les dynamiques d’influence, Opsci planche sur la politisation de LinkedIn. Si cela vous intéresse, contactez-nous !